Suggestions verbales, hypnose et anesthésie

Hypnose & thérapies brèves 2019 (52), 10-17

C’est en 2002 à Rennes au congrès AGORA que j’assiste à un atelier « hypnose et anesthésie » animé par Claude Virot. Je comprends immédiatement l’intérêt pratique de l’effet anxiolytique et analgésique des suggestions hypnotiques. En effet, Praticien Hospitalier, je pratique « largue à mains nues »-mais gantées tout de même- l’anesthésie locorégionale (ALR) en orthopédie et en traumatologie. J’aborde donc des patients conscients, souvent algiques et très anxieux, les « piquant » à l’aveugle en utilisant un neurostimulateur qui provoque des mouvements de membres bien souvent fracturés. L’administration préalable d’anxiolytique est insuffisante à leur confort, tandis que les morphiniques sont contre-indiqués. L’idée de pouvoir par simples suggestions verbales potentialiser une anxiolyse et induire une analgésie est prometteuse, laissant entrapercevoir une amélioration conséquente de la qualité des soins dans mon service. Je m’inscris rapidement à la formation « hypnose, douleur aigüe et anesthésie » (Emergences, Rennes) qui débute 6 mois plus tard. Je suis accompagnée par une infirmière anesthésiste motivée. La formation est très bien réalisée. Elle me permet d’introduire rapidement l’hypnose dans ma pratique au quotidien.

Un jeune homme arrive en unité de soins post interventionnelle. Il hurle en se tenant le bras droit. Il porte un kimono. Il est allongé sur un brancard poussé par deux brancardiers du SAMU. Une troisième personne accompagne, probablement un externe des urgences, yeux immenses, très empathique. Je m’approche. Le médecin urgentiste nous rejoint. Il me fait ses transmissions : 19 ans, luxation de l’épaule droite au karaté, échec de réduction aux urgences, pas d’antécédent médical. Indication de réduction sous anesthésie.

Mon plateau d’ALR est prêt. Je me présente et informe ce jeune homme que je vais réaliser l’anesthésie de son épaule en recherchant le nerf au niveau du cou. Sa réponse est : « oh non !!!». Je prononce quelques mots rassurant, m’installe à ses côtés et dit à son oreille :

– « De quelle couleur est ta douleur ? »

– « noire, elle est noire »

– « Quelle forme »

– « Un point, un point noir »

– « Regarde bien ce point noir attentivement. Tu vas remarquer que cette couleur peut se modifier. Devenir plus claire…changer…s’atténuer pendant que la fraicheur va engourdir l’endroit ou je vais travailler». Il ferme les yeux et les traits de son visage se détendent. Je désinfecte son cou et réalise l’anesthésie locale, puis l’ALR pendant qu’il me parle : « elle devient marron…vert…orange…jaune…blanche. Elle est blanche maintenant…blanche … oui, blanche». Quelques ratifications puis l’ALR est terminée. Il ouvre de grands yeux surpris (comme l’externe d’ailleurs).

« Ce n’est pas l’anesthésie qui m’a enlevé la douleur, c’est la couleur !!! »

– « C’est probablement les deux. Vous avez une grande capacité de concentration. Vous pouvez réutiliser cela si vous en ressentez le besoin maintenant, ou peut-être plus tard »

La réduction de la luxation est pratiquée avec facilité. Je réalise que les couleurs évoquées sont celles données au karaté à mesure de la progression technique acquise. Peut-être une régression en âge ? Je suis étonnée de l’efficacité de la réification sur cette douleur aiguë.

Je constate rapidement l’intérêt énorme de l’hypnose associée à l’ALR pour les patients bien sûr, mais pour moi aussi. En effet, je ressentais une certaine lassitude à réaliser des gestes techniques souvent algiques et commençais à envisager un changement de service. L’hypnose me réconcilie donc très vite avec mon travail d’ « ALRiste » au même titre que l’échographie qui facilite le geste technique. L’hypnose est introduite progressivement, presque en secret : pas de lévitation ni de catalepsie, juste un médecin ou une infirmière qui chuchote à l’oreille du patient. Moins de deux semaines après ma première hypnose au bloc opératoire, le Professeur S, orthopédiste, vient vers moi avec curiosité :

  • « Qu’est ce que tu fais donc avec mes patients ? »

  • « De l’hypnose médicale »

  • « Tu m’expliques ? »

  • « Je peux faire un topo si tu veux »

  • « Ok, lundi prochain ? »

Il semble que les patients aient beaucoup parlé d’hypnose à leurs chirurgiens…Lundi, tous les chirurgiens, y compris les chefs de clinique et les internes, sont présents. Le topo est « cerveau gauche », basé principalement sur les travaux du Professeur Faymonville. Les sourires narquois s’effacent. Le message est passé. Un autre topo est proposé aux infirmières du bloc opératoire, plus cerveau droit cette fois. Elles adhèrent immédiatement. Une formation est organisée à Strasbourg par Claude Virot. Les demandes affluent. Le CHU adhère au projet et finance. Peu à peu beaucoup d’infirmières et de médecins sont formés. L’hypnose s’installe progressivement au bloc opératoire d’ortho-traumatologie, comme une évidence. Je ne le réalise vraiment qu’en entendant l’aide soignant du service, dont la fonction est d’installer les patients sur leur brancard à l’entrée du bloc opératoire, dire à une patiente : « Prenez le temps, Madame, de venir vous installer sur ce lit… confortablement ». Six mois plus tôt, ce même aide-soignant disait d’une grosse voix dans le couloir (à moins de 10 mètres du patient) : «Je vais charger le patient et j’arrive !». Tous les soignants ont naturellement de grandes capacités d’empathie. L’empathie est souvent à l’origine du choix de leur métier. Ils ont cependant « bénéficié » d’un conditionnement à type d’anesthésie émotionnelle tout au long de leur formation, et ce surtout au bloc opératoire. Introduire l’hypnose au bloc opératoire semble réveiller l’empathie des soignants, au même titre qu’un enseignement spécifique formel. Il a été démontré qu’un tel enseignement améliore la qualité des soins et la satisfaction des patients (1). Il permet aussi aux soignants de réinvestir leur fonction de soignant différemment.

2010 : j’intègre l’équipe médicale de la clinique Saint Anne, où a lieu 1800 naissances par an. Trois anesthésistes sont formés à l’hypnose sur huit en poste à mon arrivée. Beaucoup d’infirmières du bloc opératoire et de sages-femmes ont suivi une formation. La pratique de l’hypnose médicale est bien implantée sur le site et donc très agréable à pratiquer au bloc opératoire où l’équipe prend soin de ne pas interférer.

Code rouge. Césarienne en urgence pour altération du rythme cardiaque fœtal. Je réinjecte la péridurale. La parturiente ouvre de grands yeux affolés. L’infirmière du bloc opératoire et deux sages femmes l’aident à s’installer rapidement sur le brancard de transfert. A l’arrivée dans la salle d’opération, à quelques mètres de là, ses yeux sont encore plus grands et fixes. Elle est terrorisée. « Nous vous apportons de l’oxygène par ce dispositif, madame, vous pouvez le respirer profondément afin de le faire circuler dans tout votre corps. Pendant que le bas de votre corps s’endort à son rythme pour permettre l’intervention … prenez le temps de préparer le haut de votre corps à accueillir votre bébé, qui sera là dans quelques minutes. Vous pouvez fermer les yeux ou ne pas les fermer … et préparer vos bras à l’embrasser … votre bouche à prononcer les premiers mots d’amour… vos yeux à rechercher les traits de votre mari sur les siens, ou les vôtres peut-être … ou bien ceux d’une grand-mère … pourquoi pas ? Préparer vos narines à respirer le parfum de cet amour… Il arrive…Le voilà… ». Puis, après le baiser d’accueil et son départ vers la couveuse : « Votre bébé est à quelques mètres seulement … Vous pouvez fermer les yeux et lui envoyer plein de baisers et de paroles d’amour… afin qu’il se sente bien entouré, comme dans une bulle … qu’il se sente bien en sécurité dans cette bulle d’amour… ». L’intervention se passe bien. La patiente ferme les yeux. Elle est souriante. Seule sa bouche fait de très petits mouvements de baisers.

Une infirmière avec qui j’ai travaillé en réanimation me sollicite en consultation pré-anesthésique de fin de grossesse. Elle souhaite des séances d’apprentissage d’autohypnose avant son accouchement qu’elle appréhende beaucoup. Mes confrères Christian Schmitt et Jean Michel Hérin proposent déjà ce type de consultation. Je leur demande quelques conseils et lit le livre de Armelle Touyarot : Pas à pas. Guide d’auto-préparation à l’accouchement par l’hypnose. Pendant la première séance, je l’écoute. Elle exprime sa crainte de mourir. Elle me parle d’une patiente de son service morte suite à une embolie amniotique. Elle est très émue. Je lui propose une séance après choix d’un lieu de sécurité afin de lui faire ressentir le processus. Elle part de la consultation plus sereine avec une prescription d’autohypnose quotidienne. Elle réalise ces séances avec assiduité et réussite. La deuxième séance est induite de la même manière, puis une fois bien installée dans son lieu sûr et confirmation par un signal de communication : « Vous pouvez à tout moment retrouver cet état de bien être, bien installée dans cet endroit qui vous appartient car il vous appartient…et vous en connaissez le chemin maintenant pendant que votre oreille écoute ma voix. Dans quelques jours ou peut-être plus tard, vous ressentirez les premières contractions qui seront de plus en plus régulières…c’est l’heure de partir à la clinique. Votre mari prend le sac ou la valise toute prête, qui contient tout ce qui est nécessaire à votre confort et à celui de votre bébé. Le trajet vers la maternité est maintenant bien connu, mais prenez le temps de laisser vos yeux regarder par la fenêtre. Vous arrivez à la maternité. Vous laissez vos yeux retrouver le hall, puis la porte de la salle de naissance. Vous sonnez et une sage-femme vient vous accueillir. Elle a peut-être un sourire ou peut-être pas, peu importe. Vous prenez le temps d’un bon bain … ou peut-être pas, en faisant confiance à votre utérus. Peut-être une péridurale …ou peut-être pas ; peut-être une césarienne ? Peu importe car seul importe votre bébé …dans vos bras. Vous profitez de chaque instant de cette rencontre unique … où tous vos sens le caressent … et où vous respirer cet amour… Puis vient l’heure du retour à la maison. Laisser vos yeux retrouver la porte de chez vous, votre bébé avec vous. Prenez le temps, avec votre main dominante, de déverrouiller le mécanisme qui permet d’ouvrir cette porte et installez-vous confortablement à l’intérieur de chez vous, bien à l’intérieur de chez vous, bien en sécurité à l’intérieur de chez vous, avec votre bébé bien nourri et dormant sereinement à vos côtés pendant que vos yeux le caressent et l’admire… Lieu sûr puis réassociation. Elle ouvre de grands yeux : « mon bébé chez moi, bien sûr ». La troisième séance sera plus axée sur l’analgésie. L’accouchement se passera très bien. Je reçois un joli sourire, des remerciements et un beau bouquet de fleurs. Je ressens de plus en plus le besoin d’enrichir ma pratique. J’obtiens mon inscription au DU d’Hypnose Clinique du Docteur Becchio. Je suis ravie.

Novembre 2013 : l’enseignement du DU d’Hypnose Clinique commence. Celui sur les suggestions me pose des difficultés. La définition de Bernheim « acte par lequel une idée est introduite dans le cerveau et acceptée par lui », ainsi que son livre « Hypnotisme, suggestion, psychothérapie » me mettent mal à l’aise. A la lecture du polycopié du cours, j’ai le sentiment de sortir de mon rôle d’anesthésiste en empiétant trop loin dans le domaine de la psychothérapie : « La suggestion doit être en partie invisible et une autre partie doit venir du sujet. Tout notre art va s’exercer à faire naître cette autosuggestion ». Ai-je le droit, déontologiquement, d’apprendre à manipuler les suggestions ? (pléonasme ?). Le cours sur les métaphores fait complètement disparaitre mes questionnements. Quelques jours après ce cours, je reçois en consultation pré-anesthésique une patiente qui doit être opérée d’un essure (stérilisation tubaire par voie endo-utérine) sous hypnose. Sa demande est d’être accompagnée dans le souvenir de la naissance de ses jumelles afin de modifier ce souvenir. Elle raconte avoir bien accueilli Britta, mais pas Eva, pour qui une ventouse a été utilisée. Au cours de l’anamnèse, elle décrit une amnésie totale de cette seconde naissance. Je l’informe qu’un hypnotique lui a probablement été administré pour son confort pendant la ventouse et que celui-ci était à l’origine de l’amnésie. Puis je lui explique mon refus de créer un souvenir sous hypnose. Je réalise cependant que ce refus n’a pas été intégré par la patiente qui reformule sa demande en salle d’opération. Dans ce contexte, je décide d’utiliser une métaphore imbriquée avec métaphore adapté de recadrage. Après une induction VAKOG classique, je l’accompagne dans ce souvenir : la première naissance, puis la deuxième. « C’est comme cette maman qui raconte une histoire à ses filles… L’histoire de deux petites filles qui découvrent la mer pour la première fois. L’une court, saute dans les vagues, éclabousse, court sur les dunes de sable et rit ! Tandis que l’autre s’approche doucement du rivage…goutte l’eau d’un orteil…prend le temps de respirer le parfum légèrement iodé du bord de mer…laisse son regard émerveillé se promener à l’horizon, entre le ciel et la terre, où l’on se sait plus où est le ciel et où est la terre… pendant que quelques voiles à l’horizon se promènent… Ces deux petites filles se ressemblent. Elles sont pourtant bien différentes. Mais elles garderont toutes les deux un souvenir inoubliable de cette mer merveilleuse. Mais cela n’a pas d’importance. La maman regarde ses filles pendant l’histoire du soir. Leurs yeux sont grands ouverts. Elles n’écoutent pas l’histoire. Elles la vivent. Elles apprendront plus tard à reconnaître les lettres, à différentier le a, du d, le n du m. Où sont les courbes, où sont les lignes, puis elles sauront lire. Et plus tard, à leur tour, elles liront des histoires à leurs enfants. Mais cela n’a pas d’importance et vous pouvez retrouver, à votre rythme, la salle d’accouchement, où vous tenez vos deux filles dans vos bras ». Réassociation. Aucun signal de communication d’inconfort per-opératoire : pour la première fois je n’ai pas administré de morphinique. L’hypnose était très profonde. La patiente est enchantée.

La formation «Hypnose, douleur aiguë et anesthésie » suivie à Emergences m’a permis de considérablement améliorer la prise en charge des patients au bloc opératoire. Elle m’a aussi réconciliée avec la pratique de l’anesthésie locorégionale en traumatologie. Le Diplôme Universitaire en Hypnose clinique suivi à Paris XI m’a ouvert d’autres perspectives en hypnose thérapeutique. J’ai ainsi créé depuis 2015 une consultation d’hypnose éricksonienne indépendamment de mon travail d’anesthésiste.

Bibliographie

  1. H Riess, JM Kelley, RW Bailey, EJ Dunn. M Phillips. Empathy training for resident physicians: A randomized controlled trial of a neuroscience-informed curriculum. J Gen Intern Med 2012 ; 27(12) : 1280-6.

  2. Overton DA, “State-dependent learning produced by depressant and atropine-like drugs », Psychopharmacologia 1966 ; 10 : 6–31.

  3. Philips M, Frederick C. Psychothérapie des états dissociatifs, Guérir le moi divisé. Satas.1995.